Corpus de textes 1 : poèmes romantiques

"Promenade Sentimentale", In Poèmes Saturniens, Verlaine

Le couchant dardait ses rayons suprêmes

Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;

Les grands nénuphars, entre les roseaux,

Tristement luisaient sur les calmes eaux.

Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie

Au long de l'étang, parmi la saulaie

Où la brume vague évoquait un grand

Fantôme laiteux se désespérant

Et pleurant avec la voix des sarcelles

Qui se rappelaient en battant des ailes

Parmi la saulaie où j'errais tout seul

Promenant ma plaie ; et l'épais linceul

Des ténèbres vint noyer les suprêmes

Rayons du couchant dans ces ondes blêmes

Et les nénuphars, parmi les roseaux,

Les grands nénuphars sur les calmes eaux

"Marine", in Poèmes Saturniens, Verlaine

L'Océan sonore

Palpite sous l'oeil

De la lune en deuil

Et palpite encore,

-

Tandis qu'un éclair

Brutal et sinistre

Fend le ciel de bistre

D'un long zigzag clair,

-

Et que chaque lame,

En bonds convulsifs,

Le long des récifs

Va, vient, luit et clame,

-

Et qu'au firmament,

Où l'ouragan erre,

Rugit le tonnerre

Formidablement.

"Charleroi", in Romances sans paroles, Verlaine

Dans l'herbe noire

Les Kobolds vont.

Le vent profond

Pleure, on veut croire.

-

Quoi donc se sent ?

L'avoine siffle.

Un buisson gifle

L'oeil au passant.

-

Plutôt des bouges

Que des maisons.

Quels horizons

De forges rouges !

-

On sent donc quoi ?

Des gares tonnent,

Les yeux s'étonnent,

Où Charleroi ?

-

Parfums sinistres !

Qu'est-ce que c'est ?

Quoi bruissait

Comme des sistres ?

-

Sites brutaux !

Oh ! votre haleine,

Sueur humaine,

Cris des métaux !

-

Dans l'herbe noire

Les Kobolds vont.

Le vent profond

Pleure, on veut croire.

"A une heure du matin", in Le Spleen de Paris ou Petits poèmes en Prose, Baudelaire

Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même.

Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.

Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « — C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins ; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m’a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z… ; c’est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons ; » m’être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n’ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j’ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle ; ouf ! est-ce bien fini ?

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !

"Après trois ans" in Poèmes Saturniens, Verlaine

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,

Je me suis promené dans le petit jardin

Qu’éclairait doucement le soleil du matin,

Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

-

Rien n’a changé. J’ai tout revu : l’humble tonnelle

De vigne folle avec les chaises de rotin…

Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin

Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

-

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,

Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,

Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

-

Même j’ai retrouvé debout la Velléda,

Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,

– Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

"Le Puits de Notre-Dame à Douai", in Poésies inédites, Desbordes-Valmore

Vieux puits emmantelé de mousse et de gazons,

Flot caché qui lavais le rang de nos maisons,

Centre d’égalité pour tout le voisinage,

Innocent cabaret du vieux et du jeune âge

Par le riche et le pauvre envahi chaques jours

Je te salue, ô toi qui te donnes toujours !

-

Dieu n’aura pas permis que l’on séchât ta source.

Et les enfants nouveaux y dirigent leur course,

Et les femmes encore y vont entretenir

Leurs bonheurs d’autrefois qui font mon souvenir.

-

Car au soleil couchant, du fond de leurs familles,

Glissaient au rendez-vous les plus petites filles,

Pareilles aux ramiers que l’on se plaît à voir

S’abattre et s’étaler au bord d’un abreuvoir,

Dans le gravier qui brille imbiber leur plumage

Et roucouler entre eux leur bonheur sans nuage.

-

De même, retenant les cris clairs et charmants,

On se reconnaissait par des chuchotements,

— (J’en étais !) — soulevant jusqu’au flot sédentaire

Tous nos fronts ravivés de moiteur salutaire ;

Et là se ranimaient les agneaux languissants

Trop serrés tout le jour dans nos bras caressants.

-

Quel calme ! Quel espace ! Et quel mouvant silence !

Ne songeant plus si l’heure au clocher se balance,

Ni si, dans l’univers, d’autres enfants bénis

Sont rentrés au bercail et les ramiers aux nids.

Un liseur de légende ayant vu parmi l’ombre

Nos blonds essaims tourner alentour de l’eau sombre,

En eût fait des ondins à demi-réveillés,

Dansant la bouche close et les cheveux mouillés.

-

Et quand vient me chercher le rêve aux longues ailes

Vers ces enfants… depuis changés en demoiselles,

Je descends haletante à ses chastes lueurs,

Mais plusieurs sont absents et leurs noms sous des fleurs.

Je ne retrouve plus Albertine envolée,

Ni mes sœurs, toutes trois dans une autre vallée.

Je sais qu’elles sont bien, mais le rêve éperdu

Me ramène plus triste. Il ne m’a rien rendu.

-

Que dis-je ? Il m’a donné de replonger mon âme

Dans cette eau jaillissant aux pieds de Notre-Dame,

Et d’aller librement, humblement me rasseoir

Sur les bancs consacrés aux prières du soir.

Beau rêve ! Il m’a permis de reposer ma tête,

Non comme l’hôte heureux et comblé de la fête,

Mais comme le banni fatigué de gémir

Cherchant de l’ombre à part afin d’oser dormir.

-

-

ENVOYÉ À LA BIEN-AIMÉE

qui avait voulu voir le pays de sa mère.

-

-

Toi, ne passe jamais à l’angle de la rue

Où notre église encor n’est pas toute apparue,

Sans l’arrêter au bruit qui filtre sous tes pas

Pour écouter un peu ce qu’il chante tout bas.

Il chante le passé, car il a vu nos pères ;

Il a la même voix que dans les temps prospères.

Livre tes longs cheveux au ruisselant miroir,

Et regarde longtemps ce que j’y voudrais voir :

Ton visage étoilé dans les cercles humides

Parsemant leurs clartés de sourires limpides,

Et les multipliant au fond du puits songeur

Pour y porter le jour comme ils font dans mon cœur !

-

Alors qu’il soit béni le salubre nuage

Ayant de tous les tiens miré l’errante image !

Monte sur la margelle et bois à ton plein gré

Son haleine qui manque à mon sang altéré.

"Nuit du Walpurgis Classique", in Poèmes Saturniens, Verlaine

C’est plutôt le sabbat du second Faust que l’autre.

Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement

Rythmique. - Imaginez un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

-

Des ronds-points ; au milieu, des jets d’eau ; des allées

Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins

De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ;

Des quinconces, des boulingrins ;

-

Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ;

Ici, des rosiers nains qu’un goût docte effila ;

Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune

D’un soir d’été sur tout cela.

-

Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique

Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air

De chasse : tel, doux, lent, sourd et mélancolique,

L’air de chasse de Tannhäuser.

-

Des chants voilés de cors lointains où la tendresse

Des sens étreint l’effroi de l’âme en des accords

Harmonieusement dissonants dans l’ivresse ;

Et voici qu’à l’appel des cors

-

S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,

Diaphanes, et que le clair de lune fait

Opalines parmi l’ombre verte des branches,

- Un Watteau rêvé par Raffet ! -

-

S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres

D’un geste alangui, plein d’un désespoir profond ;

Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres,

Très lentement dansent en rond.

-

- Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée

Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,

Ces spectres agités en tourbe cadencée,

Ou bien tout simplement des morts ?

-

Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu’invite

L’horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein ? - tous

Ces spectres qu’un vertige irrésistible agite,

Ou bien des morts qui seraient fous ?

-

N’importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes,

Menant leur ronde vaste et morne et tressautant

Comme dans un rayon de soleil des atomes,

Et s’évaporant à l’instant

-

Humide et blême où l’aube éteint l’un après l’autre

Les cors, en sorte qu’il ne reste absolument

Plus rien - absolument - qu’un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

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