Les monstres du romantisme: Regards Baudelairiens et romantiques sur l’esthétique fantastique
Introduction : fantastique & Gothique dans la littérature romantique
La littérature fantastique est un style littéraire né en France au XIXe siècle. Il puise ses origines dans le roman gothique anglais, un style né à la fin du XVIIIe siècle, dans lequel interviennent généralement les thématiques suivantes :
Des décors issus de l’histoire, principalement des lieux sombres et mystiques de la période médiévale (châteaux hantés, cryptes, forêts de nuit, cimetières…)
Des figures paranormales et démoniaques (Fantômes, sorcières, démons, etc.)
Des thèmes sombres, comme la mort, la torture, le pacte avec le diable...
De fait, la littérature fantastique s’inspire du gothique anglais, mais la prend dans un sens plus large : le fantastique est l’intrusion inquiétante d’un être ou élément étranger au sein de notre monde. Sa différence avec le merveilleux, c’est le fait que l’élément magique ou irréel dénote avec le reste du monde, ne soit pas « accepté », et inquiète.
En France, ce type d’écrit et de récit touchera un peu les réalistes – Balzac par exemple, mais c’est surtout chez les romantiques qu’il trouvera son public. Initié par Nodier, il sera surtout repris dans le roman par Maupassant.
"Je dors – longtemps – deux ou trois heures – puis un rêve – non – un cauchemar m’étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors... je le sens et je le sais... et je sens aussi que quelqu’un s’approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et serre... serre... de toute sa force pour m’étrangler." - Guy De MAUPASSANT, Le Horla
Ce style n’est pas inséparable du mouvement romantique : on ne trouve pas vraiment de textes d’inspiration fantastique chez Rimbaud, ni chez Hugo. Toutefois, Baudelaire et Verlaine sont deux grands représentants de ce genre ; Nous allons donc nous pencher sur la question du fantastique et du monstre dans Les Fleursdu Mal de Baudelaire, puisque ce recueil est fortement marqué par l’esthétique fantastique. En effet, on compte dans le recueil cinq poèmes ayant pour titre le nom d’un type de monstre ou personnage fantastique, et bon nombre de poèmes faisant allusion à l’univers fantastique :
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Nous allons donc étudier les cinq poèmes dont le titre fait directement référence au fantastique, en nous penchant sur quatre axes de lecture :
I. Le traitement nouveau de thématiques fantastiques classiques (« Le Squelette laboureur »)
II. Le personnage fantastique comme double poétique (« Le Possédé »)
III. Amour et Fantastique (« Un Fantôme », « Le Revenant », « La Métamorphose du Vampire »)
IV. Romantisme et Fantastique : autres regards
Le traitement nouveau de thématiques fantastiques classiques
De ces cinq poèmes, Le Squelette Laboureur est le seul qui ne raconte pas le « je » du poète ; de plus, il commence par faire état d’un décor objectivement très neutre, et surtout par évoquer « les planches d’anatomie » - qui peuvent soit rappeler un souvenir plutôt familier de l’école, soit évoquer la science et le savoir, mais ne sont pas réellement fantastiques
Toutefois, sous la plume de Baudelaire, ce lieu devient inquiètant, et lié à la mort : les termes « cadavéreux » et « momie » sont mis en avant par leur position dans la phrase.
L’effet de chute apparaît à la troisième strophe : en effet, le poème I est une longue phrase de douze vers, et l’élément étrange et inquiètant apparaît à la fin de celle-ci : non pas les squelettes en tant que tels, mais bien le fait qu’ils « bêch[e]nt comme des laboureurs ».
Baudelaire crée ici une nouvelle dynamique en reprenant la thématique fantastique et en l’associant à celle de la vanité et du memento mori – d’autant que la vanité n’est ici pas un tableau de maître mais une planche d’anatomie.
La dynamique inquiétante est renforcée dans la seconde partie du poème, qui insiste sur le vers que nous venons de mentionner. En effet, l’accent est ici mis sur un décalage entre l’état de mort, et une activité réservée aux vivants, à savoir le labourage et l’agriculture.
Par cette situation purement oxymorique, Baudelaire vient interroger notre rapport à la vie et à la mort, et déstabilise nos conceptions grâce aux vers : « Voulez-vous [...]/Montrer que dans la fosse même/Le sommeil promis n’est pas sûr ; » et « Que tout, même la mort, nous ment »
Il vient poser chez son lecteur l’idée que ses certitudes peuvent être bafouées, car nul ne sait ce qui nous attend après la mort.
Baudelaire reprend donc dans ce poème la thématique fantastique très classique de l’élément inquiétant et étranger à notre monde (ici, le squelette) mais vient enrichir le simple récit d’horreur par plusieurs procédés :
Tout d’abord, en le sortant de son cadre habituel (le conte/le récit) pour l’introduire à celui de la poésie
Puis, en croisant celui-ci avec la thématique du « memento mori »
Et enfin, en offrant une dynamique politique et sociétale au fantastique, en montrant un monde en pleine industrialisation dans lequel même la mort n’est plus un échappatoire vis-à-vis du travail forcené.
II. Le personnage fantastique comme double poétique
Le poème « le Possédé » est très différent du précédent : on quitte le tableau pour entrer dans le récit personnel, le « je » poétique occupe pleinement le texte ; mais on quitte aussi la dynamique d’une horreur lente et progressive pour entrer brutalement dans un monde inquiétant et obscur.
En effet, le poème commence par le crépuscule, avec le narrateur encourageant la lune à disparaître elle aussi : « emmitoufle-toi d’ombre, dors à ton gré »
La nuit éternelle est une thématique fantastique classique, aussi reprise par Maupassant dans La Nuit
À partir de la seconde strophe, l’idée de fantastique laisse place à l’idée de violence : le possédé devient une sorte de tueur fou, à la manière de Lorenzaccio dans la pièce de Musset.
En effet, cette idée de folie se voit évidemment par le terme « Folie » au V.7, mais aussi par le dialogue qui se crée entre le poète et la lune, d’autant que ses phrases sont placées sur le mode de l’exclamation, et aussi du fait du dernier vers de la seconde strophe.
En effet,en plus de la mention du poignard qui rappelle la violence, l’expression exacte est « charmant poignard », expression assez oxymorique.
Il en va de même pour l’expression « tout de toi m’est plaisir, morbide [...] », assez oxymorique, et réminiscente de l’ « Horreur sympathique ».
Cette progression dans la violence atteint son point d’orgue avec la phrase V. 14 : « Ô mon cher Belzébuth je t’adore ! », qui montre une entrée non plus dans la violence folle mais dans une sorte de satanisme.
De fait, le fou présenté ici est-il le double du poète ? Il semble que oui, et cela pour plusieurs raisons :
Tout d’abord, la proximité entre le personnage isolé et incompris et le poète, qui souffre des mêmes tares, est un premier indice.
Ensuite, l’usage du « je » a une réelle incidence ici : il semble ne pas avoir été employé seulement pour une meilleure immersion dans le récit du possédé, mais aussi pour faire entendre le « je » du poète en arrière-plan.
Enfin, l’adoration à Belzébuth peut faire écho aux thématiques utilisées par Baudelaire dans son recueil, notamment la « Litanie de Satan ».
Ce jeu de doubles n’est probablement pas gratuit : il permet de renforcer l’image que se donne Baudelaire dans son recueil (son « ethos »), à savoir celui d’un poète isolé et malheureux, mais aussi fasciné par la mort.
Le possédé n’est que l’exacerbation de Baudelaire dans tout le recueil : un être nocturne, fou, cherchant la mort, l’obscur et le laid, et surtout possédé par une force qui ne lui donne plus la beauté littéraire mais la violence et la démesure.
III. Amour et Fantastique (« Un Fantôme », « Le Revenant », « Les Métamorphoses du Vampire »)
Toutefois, l’idée qui est le plus liée au fantastique tout au long de ce recueil est celle de l’amour.
Nous pouvons tout d’abord prendre l’exemple du « Revenant », un sonnet d’amour dans lequel le poète ne prend pas du tout la posture de l’amant valeureux, doux mais au contraire, celle de l’être fuyant et inconstant.
Comme auparavant, le domaine du poète est celui de la nuit, et il ne peut donc aimer que durant la nuit, quitte à fuir le matin venu.
Cependant, il la décrit en y faisant intervenr des éléments issus du fantastique et de l’inquiètant, par exemple avec les termes « livides », « serpent »…
Baudelaire reprend donc le genre très classique du sonnet amoureux mais en inversant ses codes : la fidélité de l’amant idéal devient l’inconstance et l’absence, les roses et paysages édéniques deviennent des lieux désolés et hantés…
Le titre du poème joue ici sur le sens double du mot « revenant » : c’est à la fois le fantôme, celui qui revient d’entre les morts, et l’homme qui revient de manière générale.
Ainsi, le poète n’incarne pas vraiment ici le revenant comme être fantastique, mais joue un double jeu, il est à la fois le poète écrivant le poème qui se fait passer pour un amant inconstant, et l’amant inconstant qui se fait passer pour un revenant.
Le poème décrit donc une situation assez banale « Je reviendrai dans ton alcôve / et vers toi me glisserai sans bruit / avec les ombres de la nuit […] / quand viendra le matin […] / tu trouveras ma place vide / où jusqu’au soir il fera froid »
Il en va de même dans « le Fantôme » : ici, le registre fantastique ne touche pas l’amant, mais bien l’amante : elle est caractérisée comme « spectre fait de grâce et de splendeur », et semble hanter le poète.
On retrouve d’ailleurs un effet de chute similaire à celui dans Le Squelette Laboureur : l’identité et la réalité de cette « visiteuse » ne nous sont pas réellement connues jusqu’aux derniers vers, ou l’on apprend qu’elle est morte.
Ce qui est en jeu ici, c’est donc une sorte de déplacement des codes fantastiques sur la relation amoureuse, puisque celle-ci transcende la vie et la mort, non d’une manière lyrique mais macabre, où le fantôme de l’aimée revient hanter l’aimant.